Les arpèges : fondements et diversité dans l’univers de Biréli

Avant d’entrer dans le vif, une petite mise au point s’impose. Dans le langage du jazz, l’arpège ne se limite ni à une montée classique “do-mi-sol” sur un accord majeur, ni à l’ornementation pure. Sur scène comme en studio, Biréli Lagrène explore toute la richesse des arpèges : triades, septièmes, neuvièmes, diminués, augmentés… Chaque structure devient un curseur émotionnel, une boussole pour naviguer entre tradition et modernité.

  • Arpèges simples et enrichis : Biréli développe aussi bien des arpèges simples (triades majeures, mineures) que des formes plus sophistiquées, typiques du jazz moderne (7ème, 9ème, 13ème, arpèges altérés...). Cela lui permet de colorer ses phrases, tout en gardant une extrême clarté harmonique.
  • Emprunts aux guitaristes américains : Influencé par Wes Montgomery et George Benson, il emploie parfois des arpèges à double-stop et des “chord-melody” pour étoffer ses solos (Guitariste.com).
  • Rapidité et souplesse : Sur le plan technique, Biréli peut faire fuser des arpèges jusqu’à 230 bpm dans certains live, un exploit rarement égalé dans le jazz européen (TSF Jazz).

Démystifier l’approche : comment Biréli construit-il ses phrases à partir des arpèges ?

Plonger dans ses solos, c’est comme explorer une mini-carte du jazz moderne. Voici comment il transforme des “briques de base” en véritables mélodies :

  • Insertion au cœur de la phrase, pas en “exercice” : Chaque arpège est fractionné, mélangé à des chromatismes, parfois imbriqué entre deux lignes mélodiques. L’approche n’est jamais scolaire ni linéaire.
  • Superposition et substitution : Il joue parfois un arpège d’un autre accord sur celui entendu dans l’accompagnement (un arpège de Dm7b5 sur un G7 par exemple), pour faire sonner l’accord de façon plus moderne. Cette technique héritée de Parker et Coltrane, Biréli l’adapte à sa sauce à des vitesses et avec des articulations qui n’appartiennent qu’à lui.
  • Arpèges brisés et syncopés : Il ne les joue pas linéairement mais fractionne les motifs, créant ainsi une tension rythmique rappelant le phrasé parlé.

Un exemple marquant : “Made in France” (Live Jazz à Vienne 2001)

Dans le solo de “Made in France”, enregistré en live à Vienne en 2001, Biréli utilise un arpège de G7 avec des extensions (9e et 13e), mais n’hésite pas à y glisser la note lab (la b13) pour créer une tension bluesy. Ce passage a été étudié en détail par de nombreux pédagogues (voir Guitare Improvisation).

  • Structure mélodique claire : L’arpège de G7 (Sol-Si-Ré-Fa) est exploré non pas dans l’ordre ascendant, mais brisé, entrecoupé de notes chromatiques.
  • Coloration moderne : Il ajoute le La (13e) et le La bémol (b13) pour sortir de la couleur “swing” traditionnelle.
  • Va-et-vient rythmique : On remarque comment il “suspend” certaines notes pour créer la surprise, maniant le silence aussi efficacement que la note.

Phrasé, articulation et influences : la signature Lagrène

Si l’héritage de Django Reinhardt est évident chez Biréli, on oublie parfois que son art du phrasé s’est nourri de rencontres et d’influences majeures :

  • Maîtrise du “picking” alterné : Il utilise souvent une attaque en “rest stroke” (coup de pouce reposé) issue de la tradition manouche, ce qui donne aux arpèges une articulation puissante et un swing naturel.
  • Fluidité de la main gauche : Essentielles pour enchaîner positions et extensions d’arpèges sur tout le manche : sur certains morceaux, on peut observer huit à dix déplacements de main gauche en une seule phrase de quatre mesures – une marque de fabrique (visible notamment dans les masterclasses sur YouTube).
  • Phrasé fantomatique : Dans des solos comme “Hungaria”, il laisse volontairement “respirer” le motif d’arpège puis relance avec une accélération fulgurante, un clin d’œil, selon ses dires, à la trompette de Miles Davis (La Libre Belgique).

Des arpèges au service de la narration : jamais gratuits, toujours expressifs

Les arpèges ne sont jamais de simples vitesses ou démonstration d’ego : chez Biréli, chaque groupe de notes donne vie à un propos musical. Plusieurs de ses pairs – dont Sylvain Luc ou Stochelo Rosenberg – se disent fascinés par sa capacité à “raconter des histoires” purement avec des arpèges (“Jazz News”, mars 2022).

  • Interaction instantanée : Lors de certains concerts, il adapte ses arpèges en direct en fonction des réponses du contrebassiste ou du pianiste (notamment avec Diego Imbert ou André Ceccarelli). Les arpèges deviennent ainsi des “questions” musicales toujours renouvelées.
  • Jeux dynamiques et nuances : Dans “Donna Lee”, Biréli module le volume et l’attaque sur des séquences d’arpèges rapides afin de mettre en relief certains temps faibles, donnant l’impression que les phrases “rebondissent” et surprennent l’auditeur.

L’évolution constante : comment Biréli redéfinit l’usage des arpèges dans le jazz d’aujourd’hui

Biréli Lagrène, loin de rester figé dans la tradition, s’est toujours nourri des échanges avec d’autres grands musiciens. Sa collaboration avec Jaco Pastorius lui a permis de découvrir de nouveaux intervalles et des arpèges moins “roots”. Dans ses albums récents – notamment “Storyteller” (2018) – on retrouve des passages où les arpèges sont parfois réduits à une simple cellule, développée au fil de la phrase jusqu’à se muer en motif presque atonal.

  • Hybridation du langage : Il fusionne désormais les arpèges classiques du manouche avec ceux du bebop ou même du jazz fusion, en utilisant des arpèges superposés à la manière des pianistes modernes (voir Herbie Hancock).
  • Intégration électronique : Au gré de ses incursions dans le jazz fusion, il n’hésite pas à traiter les arpèges par des effets (chorus, delay), ce qui accentue l’impression de fluidité et de modernité.

Pour aller plus loin : exercices & inspirations pour les guitaristes

Pour tous ceux qui rêvent d’approcher cet art maîtrisé des arpèges, voici quelques pistes inspirées par Biréli Lagrène :

  1. Travailler les arpèges sur trois octaves, puis les fractionner et les “mélanger” avec des chromatismes, à la manière de Biréli dans ses improvisations en trio (Guitar Player).
  2. Apprendre à déplacer les motifs sur tout le manche et à changer d’accords en gardant le même motif de base (très utilisé lors de ses jam sessions live).
  3. Jouer les arpèges avec différentes attaques (doux, accentué, piqué) en variant la dynamique.

L’exploration continue : la façon dont Biréli Lagrène intègre les arpèges dans ses phrases n’est jamais figée – elle s’adapte, évolue, se réinvente au fil des rencontres et des styles. Il reste une source intarissable d’inspiration pour tous ceux qui cherchent à dépasser la technique pour toucher, comme lui, à l’âme même de la musique.

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