L’art de l’octave : de la tradition à la révolution Lagrène

Les octaves consistent à jouer deux notes séparées d’un intervalle d’octave sur la guitare, souvent sur deux cordes différentes. Cette technique, popularisée par Wes Montgomery — qui jouait sans plectre pour donner un son rond et feutré — a marqué durablement le jazz. Chez Django Reinhardt et son école, l’octave est présente mais reste l’exception, un effet. Biréli Lagrène s’inscrit dans cet héritage, mais pousse le concept plus loin, l’infusant dans le vocabulaire moderne et manouche.

  • Wes Montgomery : développe l’octave au cœur de ses chorus, créant une signature sonore puissante (source : Wikipedia – Wes Montgomery).
  • Django Reinhardt : l’utilise parcimonieusement comme effet de brillance ou d’intensité.
  • Biréli Lagrène : intègre l’octave comme une voix majeure de son langage, dans la tradition et la rupture.

Difficile de ne pas remarquer que, chez Biréli, l’octave est à la fois hommage et terrain d’innovation. Il la mêle au “pompe manouche” comme à des grooves plus funky ou fusion, déjouant tous les codes établis.

L’utilité des octaves : pourquoi Biréli les affectionne tellement

L’utilisation des octaves par Biréli Lagrène répond à plusieurs besoins musicaux précis, dépassant la simple démonstration technique :

  • Renforcer la ligne mélodique : Jouées à l’octave, les phrases gagnent en ampleur sans perdre en clarté. Cela permet de “chanter” davantage avec la guitare, phénomène récurrent dans ses solos sur Standards ou Gipsy Project.
  • Amplifier la densité sonore : Comme un clavier, la guitare de Biréli “dédouble” ses voix. Cela enrichit l’impression d’orchestration et de volume, utile tant en quartet qu’en solo.
  • Créer des contrastes : Passer de lignes simples à des octaves en pleine improvisation fait office de “mise en relief”. Un procédé qu’on retrouve dans “Made in France” (2010), notamment lors de la reprise de Nuages.
  • Coloration rythmique : Biréli mêle souvent les octaves à ses fameux “staccatos” ou au swing manouche, injectant une vigueur dansante dans ses improvisations.

Plus qu’une technique, les octaves sont chez lui une façon de penser la guitare autrement, de dépasser son aspect percussif initial pour atteindre une dimension orchestrale.

Analyse concrète : Les octaves dans “Improvisation en Sol” et “Minor Swing”

Pour comprendre la plus-value concrète de cette technique chez Biréli Lagrène, regardons une séquence marquante : sa fameuse "Improvisation en Sol" à Samois (Festival Django Reinhardt 2003). Dès la première minute, Biréli expose le thème à l’octave, avant d’explorer différentes modulations. Pourquoi ce choix ? Plusieurs effets sont immédiatement perceptibles :

  • La mélodie ressort nettement, emportant le public en une seule phrase.
  • L’attaque : Biréli attaque les octaves alternativement doigts/onglet, pour des nuances subtiles, rappelant que sa virtuosité ne sacrifie jamais l’expressivité au profit de la technique pure.
  • La dynamique collective : on remarque que les accompagnateurs adaptent leur jeu pour entourer ces phrases plus puissantes, preuve que l’usage de l’octave influence tout l’orchestre (visible à 2min45 sur la vidéo de “Improvisation en Sol Samois 2003”).

Dans “Minor Swing” (enregistrement de 1989 avec Babik Reinhardt), Biréli introduit à plusieurs reprises des segments en octaves lors de la relance du thème, créant une tension supplémentaire devant le chorus suivant. Selon les spécialistes (source : L’Écho de Django, numéro spécial octobre 2015), ce traitement du motif, à la manière de Wes mais dans le style manouche, marque une inflexion moderne du standard.

Quelques extraits marquants à écouter :

  • Album Gipsy Project & Friends – “Swing 42”, solo à 2:05 : les octaves donnent un aspect presque vocal à la phrase.
  • Album Standards (2010) – “Cherokee”, 1er chorus : construction d’un climax en octaves, suivi d’un retour au single note pour le contraste.
  • Live Jazz à Vienne 1985 avec Michel Petrucciani : Biréli module entre chorus classique, octaves et double stops pour colorer chaque relance thématique.

Une signature hybride : du jazz manouche à la fusion

L’un des traits uniques chez Biréli Lagrène, c’est la polyvalence stylistique de ses octaves. Sur ses premiers albums (comme “Routes to Django” dès 1980), on sent encore l’hommage à Django. Dès les années 90, Biréli “fusionne” littéralement ses influences, intégrant la technique des octaves dans un répertoire plus large, du swing au jazz fusion en passant par la musique latine.

  • Colorations fusion : Dans “Blue Eyes” (album Blue Eyes), la ligne mélodique double en octaves est mise en valeur par un chorus électrique très Montgomery, démontrant la malléabilité stylistique de Biréli.
  • Dialogue avec les grands du jazz : Sur scène avec John McLaughlin ou Larry Coryell, l’usage de l’octave permet à Biréli de se distinguer même dans les passages collectifs les plus denses.
  • Citation : Larry Coryell disait de Biréli lors d’une répétition (interview Jazz Hot, 2005) : “Il a réussi à ramener l’octave de Montgomery dans le swing de Django, et, honnêtement, personne ne l’a fait comme lui.”

L’impact de l’effet octave sur l’expressivité et le phrasé

Techniquement, jouer proprement des octaves à grande vitesse est déjà un défi, mais chez Biréli, c’est l’articulation musicale qui frappe.

  • Elasticité rythmique : Il module aisément entre le legato et le staccato sur ses octaves, adaptant la densité selon l’énergie du solo.
  • Maîtrise de la dynamique : Des passages pianissimo en octaves à peine effleurées, jusqu’à des attaques percussives proches de la rage, sa palette expressive s’élargit grâce à ce procédé.
  • Utilisation des glissés : Beaucoup de phrases d’octaves chez Biréli incluent des glissandi (“slides”) ascendants ou descendants, hérités aussi bien de Montgomery que du violon tzigane (cf. Festival de Montpellier 2013, solo sur “Clair de Lune”).

Cette expressivité, alliée à une connaissance profonde du jazz, fait que Biréli ne sonne jamais “automatique” : même les plans les plus complexes paraissent respirer avec une aisance naturelle.

Influence sur la jeune génération de guitaristes

L’utilisation des octaves par Biréli Lagrène a marqué un tournant chez nombre de jeunes guitaristes, qu’ils viennent du jazz manouche ou du jazz contemporain. Lors du concours européen de guitare manouche de Strasbourg (édition 2017), pas moins de six finalistes sur huit citaient explicitement Biréli et “l’emploi des octaves comme outil d’intensification du chorus”, selon le jury (source : Strasbourg Jazz Contest).

  • Antoine Boyer – Lauréat 2015, mentionne dans une interview à La Chaine Guitare (2022) : “Biréli m’a appris le pouvoir dramatique des octaves, notamment sur les tempos rapides.”
  • Adrien Moignard – Consacre une vidéo pédagogique sur “Le jeu en octaves façon Biréli Lagrène”, vue plus de 150.000 fois sur YouTube en moins de 5 ans.
  • Des masterclasses spécialisées ont vu le jour, notamment au Festival de Samois ou au Django in June (USA), où le “motif en octave” façon Lagrène devient un exercice incontournable.

Au-delà de la virtuosité : vers une guitare orchestrale et moderne

Le génie de Biréli Lagrène tient à cette capacité rare de rendre une technique déjà éprouvée totalement neuve, en dépassant les frontières de style et de son. L’usage des octaves, loin d’être un simple effet ou clin d’œil à ses maîtres, devient un vecteur d’émotion et d’innovation. Chez lui, l’octave n’est plus seulement un procédé jazzistique ou manouche : elle élargit la voix de la guitare à une dimension orchestrale, servant l’improvisation comme véritable “bande-son” d’un jazz du XXIᵉ siècle.

Pour s’immerger et apprendre, il suffit d’écouter, d’analyser et d’expérimenter sur l’instrument : les clés de l’univers Lagrène sont à la portée de tous les curieux, un octave à la fois.

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