Quand le legato sublime la guitare : une marque de fabrique chez Biréli Lagrène

Bien peu de guitaristes auront, comme Biréli Lagrène, repoussé avec autant de flamboyance les frontières du legato. Dès les premières notes de ses albums, ce choix technique frappe par sa fluidité et son expressivité. Chez Biréli, le legato – cette technique qui consiste à lier les notes sans intervenir à chaque fois avec le médiator – devient signature, un langage à part entière.

Le legato, entendez par là l’utilisation poussée des hammer-ons, pull-offs et slides, colore sa musique d’un phrasé presque vocal. On le perçoit dès ses enregistrements précoces, vers 1980-1981, alors qu’il n’a pas encore soufflé ses 15 ans, notamment sur l’album "Routes to Django" (1980) (AllMusic). Déjà, une aisance et une vélocité hors norme s’expriment grâce à cette technique, mais l’approche de Biréli dépasse le simple défi technique : elle sert toujours l’émotion du discours.

D’où lui vient ce legato ? Héritage manouche et leçons jazz

Pour comprendre l’ancrage du legato chez Biréli, il faut remonter aux racines du jazz manouche. Django Reinhardt, figure tutélaire, utilisait déjà le legato pour compenser son handicap, se passant parfois du médiator. Mais Biréli repousse l’idée : dans ses solos, chaque cellule mélodique semble couler naturellement, souvent même là où la plupart auraient opté pour des coups de médiator. Il cite volontiers la fluidité de Django, mais aussi des influences puisées chez Joe Pass, George Benson ou encore la dynamique de Paco de Lucía pour la main droite (Guitariste.com).

  • Double héritage : Le legato s’ancre dans le langage manouche traditionnel tout en intégrant des apports du jazz moderne et de la fusion.
  • Ouverture stylistique : Biréli expérimente le legato non seulement en swing, mais aussi dans ses phases jazz-rock et fusion (albums Inferno ou Electric Side).

Techniques de legato : analyse concrète des plans de Biréli

Au-delà de la tradition, ce qui distingue Biréli Lagrène, c’est l’étendue de ses variations sur le legato. Il combine plusieurs techniques dans un même phrasé pour « faire chanter » la guitare.

  • Combinant hammer-ons et pull-offs : Ses phrasés rapides affichent fréquemment des séquences mêlant montées et descentes de gammes en utilisant exclusivement les doigts de la main gauche.
  • Slides expressifs : Les glissandi (slides) interviennent pour accentuer la fin d’une phrase ou créer des décalages rythmiques, notamment dans ses improvisations sur "Made In France".
  • Legato polyphonique : Il exploite parfois le legato en accord ou sur deux cordes, apportant profondeur et complexité harmonique à ses solos. Une illustration se trouve dans sa reprise de "Nuages" où il tisse une véritable dentelle sonore.

Observons un exemple précis : dans le solo de "Clair de Lune" (Gipsy Project & Friends, 2002), de nombreuses phrases sont jouées sans que la main droite ne frappe à chaque note. Sur certains plans, le ratio de notes jouées en legato dépasse 70% de la phrase, ce qui permet à son jeu de "respirer", créant une continuité dont seulement quelques guitaristes sont capables.

Fonctions expressives du legato dans l’univers de Biréli

Pour Biréli Lagrène, le legato n’est pas qu’un ornement : il structure le discours musical. Sa stratégie ? Modeler le son, moduler la dynamique et surprendre l’auditeur par des variations de texture inattendues.

  • Imitation de la voix : Biréli cite souvent la voix humaine comme modèle. À l’instar d’un chanteur qui lie les syllabes, il souhaite « raconter une histoire » avec son instrument (LaGuitare.com).
  • Variété d’attaque sonore : Utiliser le legato permet de casser la monotonie liée à la répétition du médiator, introduisant de subtiles nuances dynamiques au sein d’une même phrase mélodique.
  • Effets de surprise : Sur les titres comme "All of Me" live avec Didier Lockwood, Biréli alterne soudainement des rafales de legatos avec des phrases percussives, soulignant l’effet dramatique de l’improvisation.

Évolution de la technique : de la virtuosité à la maturité musicale

Si les premiers albums de Lagrène affichent un legato pyrotechnique, marquant la virtuosité juvénile, la maturité musicale se traduit par une utilisation plus ciblée de cette technique. Sur Djangology (2006), chaque legato est pesé, maîtrisé, au service du discours. Un exemple frappant : dans sa version live de "Minor Swing", chaque phrase en legato est intégrée pour souligner un point d’émotion, davantage que pour impressionner.

  • Adaptation au tempo : Sur les tempos rapides, le legato permet une articulation nette même dans les traits à 300 BPM et plus, comme sur certains live du Festival de Samois.
  • Intégration dans le jeu rythmique : En comping, quelques notes de legato glissées dans la pompe manouche apportent un relief rythmique rare.

Un chiffre à retenir : selon une analyse publiée dans Guitar Techniques Magazine (n°150), plus de 40% du matériau mélodique de Biréli en live est joué en legato sur des solos, un record absolu pour la scène jazz manouche contemporaine.

Impact et héritage : l’école du legato selon Biréli

La portée de Biréli Lagrène sur la nouvelle génération de guitaristes est immense. Nombre d’artistes actuels – tels que Sebastian Giniaux, Adrien Moignard ou Rocky Gresset – revendiquent ouvertement l'inspiration puisée dans cette approche ultra fluide.

  • Modernisation du langage manouche : Le legato de Biréli marque une rupture avec les phrasés saccadés du swing des années 1930-50.
  • Influence sur la pédagogie : Depuis la diffusion massive de ses vidéos et masterclasses sur YouTube et autres plateformes, le travail du legato est devenu un passage obligé dans la méthode d’apprentissage du jazz manouche (cf. YouTube, Masterclass Biréli Lagrène).
  • Standardisation de la virtuosité : Les concours et jam sessions affichent désormais des générations de jeunes guitaristes rompus à l’art du legato, dont ils apprennent parfois les planches note à note issues des solos de Biréli.

Perspectives : une technique en permanente évolution

Loin d’être un simple effet, le legato s’affirme dans le style de Biréli Lagrène comme le moteur de l’expressivité moderne du jazz manouche. Toujours à la recherche de nouvelles couleurs, Biréli continue d’explorer les vertus de cette technique, que ce soit dans des contextes acoustiques intimes ou électriques plus aventureux.

Le legato n’a jamais fini de porter la musique de Biréli Lagrène vers de nouveaux sommets. Pour tous ceux qui souhaitent comprendre ou s’approprier ne serait-ce qu’un peu de sa magie, observer son jeu de legato, c’est saisir une clé précieuse de l’évolution du jazz contemporain.

Sources principales : AllMusic, Guitariste.com, LaGuitare.com, Guitar Techniques Magazine, interviews et masterclasses officielles, captations de concerts et d’albums.

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