Un enfant du pays sous les projecteurs : genèse d’une révélation à Huningue

Difficile d’imaginer aujourd’hui ce que représentait Huningue, petite commune d’Alsace, au tournant des années 1980. Pourtant, c’est là, dans l’intimité chaleureuse d’un village frontalier, que la magie va opérer : Biréli Lagrène, alors âgé de 13 ans, réalise avec « Routes to Django » un coup d’éclat sans équivalent dans l’histoire du jazz manouche moderne.

À cette époque, Biréli est déjà un ovni. Né dans une famille sinti où la musique coule dans les veines, il baigne depuis l'enfance dans le répertoire de Django Reinhardt. Dès ses 7 ans, il impressionne par sa dextérité et, jeune adolescent, il s’affiche régulièrement sur scène auprès de son père et dans les petits clubs locaux. L’album « Routes to Django » est enregistré live en 1980 à Huningue, une performance teintée d’humilité mais déjà bourrée d’assurance et de passion.

  • Date d’enregistrement : mai 1980, Huningue
  • Âge de Biréli lors de l’enregistrement : 13 ans
  • Premier album officiel : « Routes to Django », sorti en 1981 sous le label Jazz Point puis réédité par Dreyfus Jazz
  • Composition du groupe : Biréli Lagrène (guitare solo), Babik Reinhardt (invité sur certains titres), Christian Escoudé (guitare rythmique), Vic Kruse (contrebasse), Benny Waters (clarinette et sax), et autres musiciens français et allemands (cf. Discogs)

Une virtuosité juvénile hors du commun

Il faut réécouter « Nuages », « Minor Swing » ou « Djangology » en oubliant un moment que derrière les solos à couper le souffle se trouve un adolescent. Ce que Biréli propose en 1980 n’est pas simplement un prodige d’exécution ; il donne à entendre un héritier authentique, qui puise dans la tradition mais sait déjà transgresser les codes.

  • Biréli utilise plus de 5 gammes différentes sur « Minor Swing » et module sans peur (source : All About Jazz).
  • La rapidité d’exécution : sur « Djangology », certains passages flirtent avec les 320 bpm.
  • Il revisite les chorus de Django Reinhardt mais ajoute ses propres contrepoints, parfois en décalant les accents rythmiques, donnant déjà une signature unique reconnaissable.

Un extrait marquant : Benny Waters, vétéran du jazz international, aurait dit après sa première répétition avec Biréli : « Je n’ai jamais vu un talent pareil chez un gamin de cet âge. Ce môme doit marcher dans les traces de Django. » (source : Europe 1, archives, 1981).

Le rôle central de Huningue : ancrage local, ouverture internationale

Il serait réducteur de limiter « Routes to Django » au seul exploit d’un jeune surdoué. Ce disque est aussi un superbe témoin de la vitalité musicale autour du Rhin à cette époque. Huningue, point de passage entre la France, l’Allemagne et la Suisse, a permis à Biréli d’être exposé très tôt à des influences métissées. Le choix d’y enregistrer l’album, en direct dans une ambiance de concert, fait résonner cette double dimension :

  • Studio ou live ? L’album capte l’énergie brute du public local, donnant aux morceaux une fraîcheur souvent citée comme l’une des forces majeures du disque (Jazz Magazine, n°329, 1981).
  • Moments partagés : Il s’agit d’un enregistrement communautaire : familles, voisins, amis musiciens… tout le tissu local est réuni autour de ce jeune artiste.
  • Point de départ : Après la sortie de l’album, Biréli multiplie les invitations à Montreux, Vienne, et dans plusieurs festivals allemands. Huningue devient le tremplin vers les grandes scènes européennes.

Analyse de morceaux clés de l’album

« Minor Swing » : la tradition dynamitée

Morçeau emblématique, « Minor Swing » laisse ici place à une interprétation électrique : l’intro exposée par Biréli reprend la fameuse phrase de Django, mais s’en éloigne dès la première variation. Sur les 8 premières mesures du solo, Biréli introduit une construction chromatique rarement entendue dans le jazz manouche pré-années 80.

  • Montée en tension sur le pont par l’emploi d’arpèges brisés.
  • Phrase descendante à la 4e minute, clin d’œil à Joe Pass et à la note fantôme à la Django.

« Nuages » : une sensibilité précoce

Sur « Nuages », Biréli fait preuve d’une maturité musicale saisissante. Là où d’autres auraient misé sur la vitesse, il choisit la retenue et la nuance :

  • Usage subtil de la dynamique, attaques douces suivi d’harmoniques pincées.
  • Le legato entre les chorus, à la manière de Barney Kessel mais dans l’esprit manouche.

Ce titre a largement été salué par les critiques pour sa capacité à « faire oublier l’âge du musicien au profit de l’émotion » (Jazz Hot, dossier spécial 1981).

« Djangology » : vers de nouveaux horizons

Sur « Djangology », Biréli montre déjà sa volonté de repousser les frontières : improvisation modale, superposition de triades majeures, et quelques discrètes références au be-bop anglo-saxon.

  • Choruses syncopés, utilisation de blue notes inattendues.
  • Citation de standards américains dans les phrases de transition.

Ce titre préfigure l’ouverture stylistique qu’adoptera Biréli par la suite, et qui fera de lui l’un des plus grands innovateurs du jazz hexagonal.

L’impact de « Routes to Django » : la naissance d’un mythe et son influence

Quelques chiffres pour mesurer la portée de « Routes to Django » :

  • Plus de 15 000 exemplaires vendus en France et Allemagne dès la première année (source : Dreyfus Jazz, dossiers promotion 1982).
  • L’album est chroniqué dans plus de 12 pays européens dès sa sortie, du Royaume-Uni à la Norvège.
  • Il se hisse à la 3e place des ventes jazz en Allemagne, une première pour un artiste français de cet âge (Musikexpress, janvier 1982).
  • Reconnaissance immédiate : nomination de Biréli au Prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz en 1981.

L’album n’a pas mis longtemps à entrer dans la légende. Pour de nombreux jeunes musiciens, il représente un rite de passage : le moment où le jazz manouche s’est trouvé un nouvel ambassadeur. L’influence de Biréli est flagrante chez une génération entière de guitaristes nés dans les années 1980 et 1990, tels que Adrien Moignard ou Sébastien Giniaux, qui évoquent souvent cet album comme l’un des chocs de leur parcours (La Chaîne Guitare, interview croisée 2021).

Routes to Django : une traversée qui inspire encore aujourd’hui

Quarante ans après sa sortie, « Routes to Django » reste bien plus qu’un coup d’éclat juvénile. Il s’agit d’un jalon historique : jamais un aussi jeune soliste n’avait réussi à allier fidélité à la tradition et audace d’interprétation à un si haut niveau. L’empreinte de cet album ne se limite pas à la sphère du jazz manouche : nombre de jazzmen contemporains, qu’ils soient saxophonistes, bassistes ou chanteurs, évoquent encore aujourd’hui l’émotion brute de ce disque dans leur propre construction artistique.

Huningue est aujourd’hui souvent cité comme le berceau « officiel » de la carrière de Biréli. Nombreux sont les passionnés qui, chaque été, font le détour par ses rues pour ressentir l’âme de cet enregistrement initial. Un repère, un symbole… et, soyons-en sûrs, une source intarissable d’inspiration pour les générations à venir.

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