Un tournant dans la discographie de Biréli Lagrène

En 2018, Biréli Lagrène publie Storyteller, un album qui s’impose instantanément comme un jalon majeur d’une carrière déjà hors normes. Loin d’être un simple exercice de style, ce disque déboule comme une véritable déclaration d’indépendance musicale, résumant avec brio quarante années d’explorations, d’innovations et de dépassement des frontières. Sorti chez Naïve, Storyteller marque la capacité de Biréli à raconter – littéralement – des histoires à la guitare, mais aussi la pleine affirmation de son langage propre.

Si la sortie de l’album a été saluée par la critique, c’est précisément parce qu’il cristallise une maturité musicale à la fois tranquille et éclatante. Qu’est-ce qui, dans « Storyteller », révèle cette maturité revendiquée ? Comment le disque se distingue-t-il dans la dense discographie du musicien ? Plongeons au cœur de ses 14 titres pour mieux comprendre ce symbole de plénitude artistique.

Une composition entièrement personnelle : le geste de l’artiste accompli

Ce qui frappe d’abord avec Storyteller, c’est l’abandon des reprises – terrain de jeu fréquent pour nombre de jazzmen. Ici, Lagrène s’offre un album 100% personnel, toutes les compositions sont de sa plume. Il n’a éprouvé le besoin ni de piocher chez ses maîtres, ni chez ses contemporains : il signe, lit-on sur la pochette, tous les morceaux, du subtil « Guernica » à l’introspectif « Reflections ». C’est une déclaration d’autonomie. Il s’assume en créateur complet, libéré de toute tutelle : « Depuis tant d’années, j’emmagasine, j’écoute, je digère les cultures… Mais j’ai mon langage. » (FIP, 2018)

  • 14 titres originaux – Aucun standard, ce qui demeure rare dans le jazz contemporain.
  • Compositions variées – De la ballade contemplative à la virtuosité la plus échevelée.
  • Un fil narratif unifié – Chaque titre s’enchaîne avec évidence, comme un recueil de nouvelles.

Le choix du trio acoustique : une épure assumée, un son maîtrisé

Pour « Storyteller », Biréli choisit la formule du trio acoustique, avec Jean-Marie Ecay à la guitare rythmique (guitare nylon), et l’excellent Chris Minh Doky à la contrebasse. Ce choix exprime la maturité d’un jazzman qui n’a plus rien à prouver techniquement et privilégie la chaleur, l’intimité, l’interaction.

  • Formation réduite : Exit la batterie, la clarinette ou les cuivres. Place à la subtilité et à l’espace.
  • Dialogue permanent : L’écoute entre les musiciens s’entend sur chaque note. C’est une conversation sans artifices.
  • Son raffiné : Le son de la Selmer-Maccaferri de Biréli est capté au plus près. On entend le bois, le souffle, la pulpe des doigts.

Ce retour à l’essentiel, loin de brider la créativité, la démultiplie. En réduisant le nombre d’intermédiaires, Biréli accède à une forme d’expression directe, presque confessionnelle.

Des influences digérées, un style personnel affirmé

La trajectoire de Biréli Lagrène s’est dessinée dans le croisement de multiples influences : Django Reinhardt, Jaco Pastorius, le jazz fusion, le blues, et le jazz américain mainstream. Mais Storyteller se distingue par une écriture qui transcende la simple synthèse pour imposer une voix pleinement personnelle – mature, reconnaissable entre mille.

  • Jazzwise souligne « une écriture originale où l’on retrouve des réminiscences manouches, mais sans aucun cliché». Le phrasé mélange hardiesse harmonique et profondeur mélodique.
  • Rythme et liberté: On sent la décantation de toutes les langues assimilées, en particulier dans le refus de toute virtuosité gratuite. L’effet est frappant sur « Storyteller » ou « Stéphane » : la technique se met radicalement au service du propos.

Si la guitare manouche reste le socle, Lagrène s’autorise des ponts vers la bossa, le jazz modal, le be-bop, dans une liberté totale. Cette faculté à aller là où l’inspiration mène, sans justification à donner – c’est la maturité.

Analyse de quelques morceaux phares de l’album

1. Guernica : l’évocation et la modernité

Premier morceau de l’album, «Guernica» pose d’emblée le décor : une introduction grave, des arpèges qui résonnent comme une méditation sur la guerre et la paix (en référence au chef-d’œuvre de Picasso). La mélodie s’appuie sur des harmonies mineures sophistiquées ; le solo s’étire, prenant le temps de raconter plutôt que de briller. Rarement Biréli aura autant laissé respirer sa musique. 

2. Reflections : introspection et élégance

Un morceau tout en finesse, syncopé, qui doit autant à Bill Evans qu’à Django – la signature de Biréli en somme. Le thème oscille, la contrebasse de Chris Minh Doky soutient des nuances subtiles, et chaque note semble pesée. La maturité, ici, s’entend dans le refus du spectaculaire : tout est dans la suggestion.

3. Stéphane : l’hommage à Grappelli, l’amitié éternelle

Avec « Stéphane », Biréli revient sur une relation clé de sa carrière : son compagnonnage avec Stéphane Grappelli. Mais l’hommage évite l’imitation. Ici, la guitare devient violon, par le vibrato et la poussée lyrique, dans une ballade poignante. On touche à l’essence de la maturité artistique : rendre hommage sans copier.

4. Storyteller : le manifeste

Le morceau-titre synthétise tout l’album : tension rythmique, thèmes ciselés, improvisation contrôlée. Biréli y délivre un message de liberté, s’affranchissant des étiquettes. Il joue le narrateur, laissant parler le timbre, les silences, les accents tombant là où l’on attendait une démonstration technique. C’est l’âge du jazz « adulte »: celui où la narration surpasse l’agilité.

La reconnaissance d’un « storyteller » par la critique

L’accueil réservé à l’album a été unanime, aussi bien dans la presse généraliste que spécialisée. 

  • Télérama évoque « l’élégance désarmante » du jeu de Biréli. Le magazine insiste : « Il ne court plus après la vitesse, il privilégie le panache, l’émotion juste. »
  • La presse anglo-saxonne salue également sa capacité à « réinventer le jazz européen » sans renier l’héritage manouche (London Jazz News).
  • En France, l’album figure plusieurs semaines en tête des ventes jazz sur iTunes en mars-avril 2018 (source : classement iTunes France).

Le titre même de l’album (« Storyteller ») sera repris à l’envi dans les critiques, preuve que sa dimension narrative et sa maturité marquent, bien au-delà du public habituel du jazz manouche.

Impact et héritage : un album-pivot pour le jazz contemporain

L’une des grandes forces de Biréli, c’est sa capacité à entraîner le jazz manouche dans de nouveaux territoires. Avec « Storyteller », il assume ce rôle tout en dialoguant avec la tradition.

Élément marquant Rôle dans la maturité Impact sur la scène jazz
Compositions originales Affirmation d’une voix propre, sans s’appuyer sur les standards Inspire d’autres guitaristes à explorer leur propre univers sans tabou
Trio acoustique épuré Recherche de l’essentiel, priorité au dialogue et à la musicalité Remet l’acoustique au centre de la création contemporaine
Technique au service de l’émotion Refus de la démonstration pure, mise en avant de la narration Influence sur la nouvelle génération, focalisée sur l’expression personnelle

Nombre de jeunes talents citent aujourd’hui « Storyteller » comme une référence dans leur appropriation du répertoire manouche – preuve que l’album est bien plus qu’une collection de morceaux : c’est une déclaration esthétique (source : témoignages recueillis lors du Festival Django Reinhardt 2022, Samois-sur-Seine).

Ouverture : « Storyteller », la nouvelle boussole des guitaristes de jazz

« Storyteller », c’est le fruit d’un parcours entamé à 12 ans, sur la scène de Wacken, et qui atteint ici une forme d’évidence. Biréli Lagrène, sans renier aucun pan de sa riche histoire, s’offre un album de créateur adulte, lucide, à la recherche de l’essentiel. Pour quantité de guitaristes, c’est un appel à se raconter soi-même, avec ses doutes, ses couleurs, ses expériences.

En choisissant d’avancer sans filet, armé de sa seule inspiration et du compagnonnage de partenaires de haut vol, Biréli Lagrène place la barre très haut : « Storyteller » est désormais un jalon incontournable pour qui veut comprendre comment un musicien peut atteindre – et assumer – la maturité. Un album à étudier, à revisiter, à transmettre. Car l’histoire du jazz, c’est d’abord une affaire de passeurs.

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